Silvano

Le commissaire Valiani fut surpris de me voir. Ça faisait un moment que je ne venais plus au commissariat pour demander des nouvelles sur l’enquête. Il se leva de derrière son bureau encombré de dossiers et me tendit une main aux doigts tachés de nicotine.

— Bonjour monsieur Contin, me salua-t-il d’un ton circonspect.

— Il faut que je vous parle.

— L’affaire est classée depuis un bon moment.

— Je le sais très bien. Mais Beggiato a un cancer et il pourrait obtenir une suspension de peine.

— Il pourrait…

— J’ai parlé avec le juge de surveillance, il a de bonnes chances.

— Et alors ?

— Une fois en liberté, il est possible qu’il se mette en contact avec son complice.

— On le surveillera. Le fait qu’on ait pas réussi à coincer son collègue ne veut pas dire qu’on a oublié l’affaire. Dans deux ans, je pars à la retraite et j’aimerais finir en beauté.

— Je peux être tranquille alors ?

— Je m’en occuperai personnellement.

Tandis que je le saluais, je pensais en moi-même qu’un policier plus jeune et plus vif m’aurait inspiré plus de confiance. Le complice de Beggiato occupait de nouveau mon esprit à temps plein, mais son arrestation me semblait désormais à portée de main. Encore fallait-il que Beggiato réussisse à sortir de prison et qu’il décide de se mettre en contact avec lui. Le fait qu’il respecte la loi du silence me portait à penser que l’autre était encore en vie, libre et en Italie, peut-être même en ville. Autrement, il n’aurait aucune raison de se taire. Plus j’y pensais et plus j’étais persuadé que Beggiato, une fois dehors, le rechercherait. Mais cette fois la police ne le laisserait pas s’échapper. Ma menace d’empêcher la sortie de Beggiato n’était que du bluff. En réalité, j’avais qu’une hâte, qu’il soit dehors pour conduire les hommes de Valiani à son complice. Il devait avoir plus ou moins l’âge de Beggiato. Lui aussi mourrait en taule en purgeant sa peine. Beggiato le précéderait. Morts. Tous les deux. Tout le monde. Les assassins, Clara, Enrico. Et un jour ou l’autre, moi.

Don Silvio attendit que je finisse de servir un client.

— Que s’est-il passé ? me demanda-t-il d’une voix préoccupée.

— Pourquoi ?

— Beggiato est dans tous ses états et il n’a pas voulu me raconter l’issue de votre entretien.

— Sans doute parce qu’il n’y a rien à raconter.

— Vous ne lui accorderez pas votre pardon, n’est-ce pas ?

Je haussai les épaules et mis en route la machine à limer les talons. Le prêtre laissa tomber au bout de deux minutes. Il me salua d’un geste fatigué de la main qui sentait la défaite.

Ce soir-là, je trouvai dans ma boîte aux lettres une convocation des carabiniers. Je me rendis immédiatement à la brigade. Un agent en civil m’informa qu’il s’agissait du recours en grâce présenté par Beggiato.

— Je suis désolé de vous importuner pour ça, dit-il avec sincérité.

— C’est pas grave. Je m’y attendais.

— Qu’est-ce que je dois écrire ? Avis favorable ou défavorable ?

— Défavorable.

L’homme qui m’attendait à la sortie devait avoir une quarantaine d’années. Il dit qu’il s’appelait Presotto et qu’il était journaliste. En ville, il y a trois quotidiens, l’un de centre droite, l’autre de centre gauche et le troisième simple supplément d’un grand journal national. Presotto travaillait pour le premier.

— On a su que Raffaello Beggiato a présenté une demande de grâce, dit-il. J’imagine que vous y êtes opposé.

J’observai son double menton, son teint olivâtre et ses yeux de myope. Je n’avais aucune envie de parler avec lui à ce moment-là mais son attitude déterminée me convainquit que je n’arriverais pas à m’en défaire facilement.

— Oui. Je viens de donner un avis défavorable.

— Beggiato ne vous fait pas de peine ? Il est atteint d’un cancer et il ne lui reste que…

Avec les journalistes, c’est toujours la même chose. Une question en amène une autre. J’essayai de mentir avec désinvolture.

— D’un point de vue humain, je déplore qu’il soit malade mais le crime qu’il a commis est trop grave pour mériter la clémence.

— Est-ce exact que vous l’avez rencontré en prison ?

— Oui.

— C’est vous qui avez demandé cet entretien ?

— Oui.

— Pour quelles raisons ?

— Par curiosité. Il m’avait écrit en me demandant mon pardon. Il jurait qu’il était devenu quelqu’un de différent, qu’il s’était repenti…

— Et ?

— C’est pas l’impression qu’il m’a donnée.

— Vous pourriez être plus clair ?

— Non. Je suis fatigué, je voudrais rentrer chez moi.

— Une dernière question. Maître De Bastiani a présenté aujourd’hui une demande de suspension de peine pour raisons médicales et, très probablement, il réussira à faire sortir Beggiato. Que pensez-vous du fait que, de toute façon, tôt ou tard, l’assassin de votre famille sera bientôt libre ?

— La décision sera prise par le tribunal de surveillance qui n’est pas tenu de demander mon avis.

— Alors, vous y êtes opposé aussi ?

Je ne répondis pas tout de suite. Je devais choisir entre empêcher Beggiato de sortir de prison ou l’aider pour tenter d’arriver à son complice.

— Disons que l’affaire ne me concerne pas. Et puis, la suspension de peine n’efface pas la peine. Beggiato restera quoi qu’il arrive un détenu condamné à la prison à vie.

— Je suis vraiment surpris, dit Presotto, et un peu déçu. Je m’attendais à une réaction plus dure et plus déterminée de votre part. Personnellement, je pense que ce criminel mérite de rester là où il est. Mon journal est politiquement bien orienté, si vous voyez ce que je veux dire… il aurait pu vous être utile.

J’avais parfaitement compris. Je lui serrai la main sans ajouter un mot et m’éloignai d’un pas rapide. Je ne voulais pas trop me compromettre avec Presotto. Je ne savais pas bien comment me comporter, j’avais peur de dire des choses qui pourraient nuire à mon plan encore trop confus. J’espérai ne pas avoir commis d’impair. Anxieux et mal à l’aise, je m’arrêtai dans un bar. Ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Je commandai un café arrosé avec du brandy Vecchia Romagna. La barmaid, une jeune étrangère, me servit sans même me regarder, continuant à parler avec la caissière. Je lui en fus reconnaissant ; j’avais besoin de temps pour réfléchir.

À une époque, j’étais bien avec les gens. Désormais, j’étais toujours sur la défensive. Même avec les clients. Quand quelqu’un n’était pas content de mon boulot, je n’arrivais même pas à me justifier et à me défendre. Je préférais ne pas le faire payer. Mais ça arrivait rarement. Me concentrer sur les talons, les semelles et les clefs représentait une trêve à mes obsessions. La télé me faisait le même effet. Passer des heures devant mon écran était d’une importance capitale pour arracher du temps à l’angoisse, en dépit de la difficulté à dégoter des émissions qui ne me rappellent pas, même indirectement, la mort violente des miens.

J’évitais donc les JT, les débats, les films ou les fictions policières. Et je ne suivais pas non plus le foot. Deux dimanches avant le drame, j’étais allé au stade avec Enrico. Il s’était amusé et m’avait fait promettre de l’y emmener plus souvent. Mes programmes préférés, c’étaient les jeux avec chanteurs, comiques et danseuses. Les faits divers, je les lisais dans les journaux le matin, avant d’aller au magasin. À cette heure-là, j’étais plus fort. Le moment le plus difficile, c’était le soir quand en ouvrant la porte, je savais que je ne trouverais personne pour m’attendre. J’allumais la télé pour rompre le silence de la solitude, capable seulement de déclencher des souvenirs.

J’ouvris la porte dans cet état d’esprit. J’allumai toutes les lampes et montai le son de la télé. Au lieu de prendre dans le frigo une boîte de pâtes au saumon surgelées, je décidai de cuisiner. Bouillon cube et vermicelles. Quelque chose de chaud qui élimine l’acidité du café arrosé. Je mis le minuteur pour surveiller la cuisson des pâtes. Sept minutes. J’ajoutai du beurre et du parmesan. Comme le faisait Clara quand elle les préparait pour Enrico. La nuit n’allait pas être facile.

L’article de Presotto sortit deux jours plus tard. Je dus le relire deux fois. L’émotion m’empêchait de me concentrer. Près du titre, il y avait la photo de Clara et d’Enrico. Ils souriaient. À côté, celle de l’assassin. L’expression sérieuse et indéchiffrable du criminel endurci. En dessous, la mienne. Cette photo avait été prise au procès. Je fixais mon regard perdu qui devait encore s’habituer à l’obscurité de la mort.

Raffaello Beggiato bientôt libre ?

Tout le monde se souvient de la cruauté avec laquelle le braqueur Raffaelb Beggiato et son complice jamais identifié ont tué Clara et Enrico Contin, il y a quinze ans. Un crime atroce que Beggiato devait payer de la prison à vie. Devait. Mais, il semblerait que le condamné va recouvrer la liberté grâce à une tumeur maligne diagnostiquée récemment par les médecins de la maison de détention. Techniquement, cela s’appelle suspension de peine pour raisons médicales. Elle est censée n’etre appliquée que dans les cas où l’interruption de l’incarcération sert à soigner le détenu afin de lui permettre ensuite de purger le reste de sa peine. Beggiato, également condamné par la maladie, ne devrait pas en bénéficier, mais la pitié, souvent, dépasse les limites de la loi et les juges de surveillance tendent à interpréter les articles du code avec une bienveillance incompréhensible. Bien entendu, le citoyen-détenu Beggiato a le droit d’être soigné du mieux possible. Mais pourquoi le remettre en liberté quand il peut être soigné en prison ? Le fait que très probablement il n’arrivera pas à guérir du cancer ne doit en aucune façon adoucir les rigueurs de la loi. La réclusion à perpétuité est la peine la plus sévère prévue par notre législation et, dans le cas de Raffaello Beggiato, elle est amplement méritée. Le désir de ce double assassin est de passer de vie à trépas en homme libre. En effet, son avocat a présenté un recours en grâce qui, néanmoins, ne sera certainement pas recevable du fait de l’avis négatif exprimé par la partie civile en la personne de M. Silvano Contin. Le père du petit Enrico et l’époux de Clara, lâchement assassinés par Beggiato et par son complice, s’est récemment rendu en prison pour rencontrer le détenu. Il voulait se rendre compte si Beggiato s’était repenti comme ce dernier l’avait déclaré dans une lettre qu’il lui avait adressée et où il lui demandait son pardon. Un geste noble qui montre comment, malgré le terrible drame, Silvano Contin a conservé une profonde humanité. Mais il n’a pas accordé son pardon. Beggiato ne l’a pas convaincu. Alors, pourquoi le remettre en liberté ? Il est évident que, dans sa situation, la suspension de peine équivaudrait à le gracier. Personne ne veut s’acharner sur un homme malade mais il ne faut pas oublier la gravité des crimes qui l’ont conduit en prison. Lorsqu’on prend des otages et qu’on tue de sang-froid simplement pour de l’argent, il faut avoir aussi le courage de payer sa dette envers la société. Bien sûr, on ne demande pas à Beggiato de prouver qu’il a ce courage, mais on le demande avec force au tribunal de surveillance. Et on demande au ministre de continuer à faire montre de la même fermeté qui a honoré son mandat jusqu’à présent.

Le journal de Presotto avait commencé sa campagne. Beggiato n’avait plus aucune possibilité de sortir. Le ministre ne le permettrait pas. Et voilà comment mon plan partait en fumée. Il ne me restait plus qu’à me résigner au fait que le complice de Beggiato continuerait à se la couler douce.

La photo publiée dans le quotidien ne me ressemblait plus et personne ne m’accorda un regard. Ce jour-là aussi, j’étais monsieur Talon Minute.

Je me sentais bizarre. Plus mal à l’aise qu’à l’ordinaire. Les événements et les émotions de ces derniers jours avaient altéré l’équilibre précaire sur lequel tenait mon existence. Le cri de ma femme était de plus en plus difficile à contrôler. Il crevait mon esprit avec un rythme obsédant et m’arrivait droit à la poitrine. « C’est tout noir, Silvano. Je vois plus rien, j’ai peur, j’ai peur, aide-moi, c’est tout noir. » J’aurais voulu rentrer chez moi et m’étendre sur le lit, mais ç’aurait été pire. J’essayai de me concentrer sur mon travail. Un clou, un coup de marteau. Un autre clou, un autre coup. Et puis, tu allumes la machine. Tu fraises, tu fais briller encore et encore.

« C’est tout noir, Silvano. »

« Je sais, mon amour. Je sais. »

Le jour suivant, le journal publia un autre article et diverses opinions de lecteurs. Presotto avait réussi à raviver l’intérêt de la ville pour cette affaire. Je lus quelques lignes puis je balançai le canard dans une poubelle de l’hypermarché.

Il me fallut deux jours pour me calmer. Face au miroir, je trouvai la force de m’avouer que j’étais une épave, incapable d’affronter les changements de cette réalité que je m’étais construite avec tant de peine.

Puis je reçus deux visites. Et, soudainement, tout changea dans ma vie. Une fois de plus.

La première fut celle d’une femme d’environ quarante-cinq ans, vêtue avec élégance. Son visage me disait vaguement quelque chose, mais je la reconnus seulement après que Don Silvio nous eut présentés. Au procès en assises, elle avait fait partie du jury populaire. C’était la troisième en partant de la gauche. Déjà à l’époque, c’était une femme distinguée, une de ces femmes qui, dès que tu les vois, tu comprends qu’elles font partie de la bourgeoisie. Elle me sourit chaleureusement, comme elle l’avait souvent fait durant le procès.

— Excusez-moi de vous déranger, dit-elle avec un léger accent de la Vénétie. Mais après avoir lu l’article de Presotto, je tenais à ce que vous sachiez que je regrette terriblement de m’être prononcée en faveur de la prison à vie pour Beggiato.

Je regardai le prêtre avec une hostilité affichée.

— Vous ne lâchez jamais, hein ?

— Écoutez-la, je vous en prie.

— Pourquoi faire ? demandai-je, exaspéré. J’ai déjà donné un avis défavorable à la demande de grâce.

— Il n’est jamais trop tard pour changer d’avis, insista l’aumônier.

La femme me posa une main sur le bras.

— À l’époque, il me semblait juste que Beggiato paye par de la prison à vie, mais durant toutes ces années, j’ai réfléchi et j’ai compris que la perpétuité est une peine inhumaine. Tout le monde, même le pire des criminels, a droit à une seconde chance…

— Des conneries tout ça, l’interrompis-je. Vous êtes une autre de ces fanatiques. Une enfant de Marie qui a peur des responsabilités. Tirez-vous.

Elle ne bougea pas. Elle me serra le bras plus fort. Je la fixai avec stupeur. C’était une belle femme aux yeux verts et à la bouche bien dessinée.

— Je ne suis pas religieuse, précisa-t-elle avec fermeté. Après l’expérience de la cour d’assises, je suis devenue bénévole dans une association qui s’occupe des détenus. J’ai mis des années à comprendre mon erreur.

— Beggiato vous a bien embobinée, hein ?

— Je ne l’ai jamais rencontré. Je fréquente la prison d’une autre ville.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi au juste ?

— Un geste responsable. Et humain.

— Ce sera tout ?

— Ne soyez pas sarcastique, je vous en prie.

— Tirez-vous, éclatai-je. Tous les deux. Et toi, le prêtre, n’essaye pas de revenir.

La femme posa une carte de visite sur le comptoir.

— Si vous avez besoin de me parler, n’hésitez pas à m’appeler.

— J’ai déjà le numéro de téléphone du prêtre. Il m’a dit exactement la même chose. Mais j’ai besoin de parler avec personne.

Elle m’adressa un sourire triste et s’en alla, suivie par l’aumônier.

La deuxième visite, je la reçus le soir suivant. Je trouvai la mère de Raffaello Beggiato qui m’attendait en face de la porte d’entrée de mon immeuble. Elle était exactement comme je me la rappelais, seulement un peu plus vieille. Je fus tenté de lui demander comment elle avait fait pour avoir mon adresse, vu que mon nom ne figurait pas dans le bottin, mais c’était pas difficile de comprendre que ça venait de l’avocat de son fils, maître De Bastiani.

— Allez-vous-en.

Elle n’en fit rien. Au contraire, elle appuya son dos contre la porte.

— Ils vont me le faire mourir en prison, maintenant que ces salopards de journalistes s’en sont mêlés.

J’exhibai mes clefs.

— Laissez-moi entrer.

— Notre avocat dit que sans une parole d’humanité de vous, il n’arrivera pas à lui faire obtenir une suspension de peine.

Je soupirai. Elle était en train de me faire perdre patience.

— Je ne pardonnerai pas à votre fils. Je l’ai déjà écrit noir sur blanc. Maintenant, laissez-moi entrer chez moi.

— Je ne parle pas de pardonner à Raffaello mais seulement de dire aux journalistes que vous ne vous opposez pas à une suspension de peine.

Je perdis le contrôle de moi-même. Je la saisis à la gorge et la plaquai contre la porte.

— Espèce de sale pute, j’attends qu’une chose : que ton fils crève ! Et j’espère qu’il va souffrir comme un chien.

Madame Beggiato se mit à hurler, terrorisée. Je la poussai sur le côté et ouvris la porte. Une fois chez moi, je m’assis dans la cuisine et bus du vin directement au pack. Il me vint à l’esprit que lorsque Enrico faisait la même chose avec le jus d’orange, je l’engueulais. Alors, je pris un verre et le remplis à ras bord. Ma gorge était sèche à cause de la tension. Et de la honte. J’avais levé la main sur une vieille dame. Et je lui avais lancé des mots terribles. Ce n’était pas sa faute si son fils était devenu un criminel et elle devait avoir beaucoup souffert durant toutes ces années. Elle essayait de le défendre comme seules les mères savent le faire. J’étais content que personne ne nous ait vus. Les voisins étaient de parfaits inconnus et je ne voulais pas devenir leur sujet de discussion préféré. Le vin me calma. J’allumai la télé et tentai de me concentrer sur les dernières questions d’un jeu.

J’étais certain que je ne reverrais jamais plus la mère de Beggiato, du moins près de chez moi. Or, je me la retrouvai devant l’entrée de l’immeuble exactement vingt-quatre heures plus tard. Elle était tendue et nerveuse. D’une main elle serrait son sac, de l’autre, le petit col de sa robe.

— S’il vous plaît, n’insistez pas, lui dis-je en me tenant à une certaine distance.

Je n’avais plus confiance en mes réactions. Elle se mit à pleurer.

— Raffaello m’a dit que tu voulais le nom de son collègue. Je le connais, hoqueta-t-elle entre ses sanglots.

Je me sentis tout à coup épuisé.

— Alors, allez à la police et faites arrêter ce salopard.

— C’est à toi que je le dirai. Si tu fais sortir mon fils…

Je restai si surpris que je ne réussis pas à prononcer un mot. La mère de Beggiato, au contraire, était lucide et prête à négocier.

— Déclare à la presse que t’es favorable à sa mise en liberté et je t’aiderai à trouver celui que tu cherches depuis quinze ans.

— C’est votre fils qui vous envoie ?

Elle tira un mouchoir de son sac.

— Non. Et il doit rien savoir. Ça doit rester entre toi et moi. Si Raffaello le découvre, il me parlera plus, mais je dois l’aider. Je suis sa mère. Je veux pas qu’il meure en prison.

Je regardai autour de moi. Il y avait une voisine à sa fenêtre qui suivait la scène mais à cette distance, elle ne pouvait pas entendre notre conversation.

— Venez, on va faire un tour en voiture.

Le lendemain matin, je pris dans mon portefeuille la carte de visite de l’ancien juré. Elle s’appelait Ivana Stella Tessitore.

— Je vous demande pardon pour mon comportement de l’autre jour.

— Je ne l’avais pas mal pris, soyez rassuré. Je comprends parfaitement votre état d’esprit.

Des paroles vides. De la gentillesse privée de réalité. Personne ne pouvait savoir comment je me sentais. Elle encore moins, qui éprouvait de la peine pour les criminels. J’aurais voulu raccrocher mais j’avais fait un pacte avec la mère de Beggiato.

— Je voudrais vous rencontrer, ce soir si possible, dis-je sans en spécifier la raison.

C’était inutile. J’étais certain qu’elle accepterait sans hésiter. C’est en effet ce qu’elle fit en m’invitant chez elle. Une fois rentré du travail, je pris une douche et me parfumai. Je n’étais plus habitué à sortir après le dîner. La ville me paraissait hostile et inconnue. Dans une rue que je fréquentais avant presque tous les soirs, je ne vis que des gamins de l’Est qui se prostituaient. Ils étaient blonds et maigres et souriaient aux voitures qui passaient.

Ivana Stella Tessitore vivait dans un quartier résidentiel où autrefois je connaissais pas mal de monde. De belles petites villas immergées dans la végétation. C’est une fille d’une vingtaine d’années qui m’ouvrit la porte.

— Je suis Yera, se présenta-t-elle en me serrant la main. Venez, ma mère vous attend.

Sa mère portait un col roulé bleu et une jupe de la même couleur. Une simplicité toute apparente ; les tissus et la coupe de ses vêtements étaient de grande marque et son collier de perles devait sortir de la meilleure bijouterie de la ville. Elle me fit asseoir sur un divan et m’offrit un cognac de grand cru. Avant, je l’aurais senti et réchauffé entre mes mains, le traitant comme il se doit. Mais là j’en descendis tout de suite une bonne moitié, essayant de trouver les mots justes.

Elle tenta de me mettre à l’aise en me parlant d’elle. Je sus ainsi qu’elle était divorcée depuis quelques années et que Vera était sa fille unique. Elle avait assez d’argent pour vivre de ses rentes mais, avait-elle souligné avec la plus grande lucidité, elle ne s’occupait pas de bénévolat que parce qu’elle était riche et qu’elle s’ennuyait. Quand j’en eus assez de ces conneries, je dis d’une traite :

— J’ai changé d’idée. Je suis favorable à la suspension de la peine et je voudrais trouver le moyen de le faire savoir.

Elle resta deux minutes sans rien dire, à digérer la nouvelle, puis :

— Je peux savoir pourquoi ?

— Non, je ne préfère pas.

— Je comprends. Excusez-moi, c’était une question idiote.

— Le problème, c’est que je ne sais pas très bien comment m’y prendre. J’ai besoin de conseils. Je ne veux pas que cet acte de charité me nuise.

Elle se versa une autre goutte de cognac.

— J’espère être à la hauteur. Mais pourquoi ne pas vous être adressé à Don Silvio ou à maître De Bastiani ?

— Parce que le premier est un aumônier des prisons et que le second est un jeune avocat sans expérience. Vous, en revanche, vous avez été jurée au procès et vous connaissez bien cette ville.

— Je crains que vous ne soyez obligé d’affronter la presse. Une lettre ou une interview pourraient être utiles, mais ne vous attendez pas à être compris de tout le monde.

— C’est justement pour ça que je voudrais agir de la façon la plus prudente. Je ne voudrais pas me retrouver assailli par les journalistes.

Ivana Stella Tessitore resta une nouvelle fois silencieuse à réfléchir. Ce n’est qu’à ce moment-là que je me rendis compte de la musique à bas volume qui provenait d’une chaîne hi-fi haut de gamme insérée dans la bibliothèque qui recouvrait tout un pan de mur. C’était une belle musique. Je n’aurais pas su reconnaître de quel genre il s’agissait, mais elle avait le pouvoir de m’émouvoir. Elle s’arrêta presque aussitôt et je fus tenté de demander à Ivana Stella de me la faire réécouter.

— Je crois que le mieux, ce serait une lettre, dit-elle, interrompant mes pensées. Une lettre adressée aux trois quotidiens locaux pour éviter des jalousies de scoop. De cette façon, vous éviterez les rapports directs avec les journalistes et vous éclaircirez votre position sans qu’il y ait d’équivoque possible.

— Ça me semble une excellente idée. Ça fait pas mal de temps que je n’écris plus… Si je prépare un brouillon, vous pourriez me le relire ?

— Avec plaisir. Revenez quand vous voulez.

Sur le pas de la porte, elle me donna un léger baiser sur la joue ; elle l’effleura à peine de ses lèvres.

— Je vous admire beaucoup, me dit-elle doucement.

Tout le long du trajet pour rentrer chez moi, je me caressai la joue, essayant de reproduire le léger bruit de ses lèvres.

Tous les mots étaient bien ordonnés dans mon esprit et je ne mis pas longtemps pour faire le brouillon de la lettre à envoyer aux journalistes. J’aurais pu me passer de revoir Ivana Stella, mais je voulais que tout le monde sache que ma décision était un choix pondéré et difficile.

En réalité, ça me faisait plaisir de revoir cette femme. Elle m’intriguait à tel point que j’aurais aimé l’espionner chez elle. Sans doute parce qu’en la regardant, j’arrivais mieux à imaginer comment aurait été ma Clara à son âge. J’y pensais souvent, j’essayais d’imaginer ses rides autour des yeux et de sa bouche pour chasser l’image de son corps dans le cercueil. À l’époque, je m’étais renseigné sur le processus de décomposition pour connaître à chaque instant l’état de son cadavre. Enrico, lui, je n’avais jamais réussi à le « voir » dans son cercueil enfermé dans la niche mortuaire. De mon fils, je ne gardais nette que l’image de son corps à la morgue.

« C’est votre fils ?

— Oui.

— Signez ici, s’il vous plaît. Je remplirai moi-même le formulaire de reconnaissance.

— Merci. »

La lettre était une page de conneries. Une poignée de mots en échange d’un nom. Ça n’empêcha pas Ivana Stella d’être émue.

— Comme c’est beau, fit-elle en essuyant une larme à l’angle de son œil gauche avec l’extrémité de son médium.

Son ongle était verni d’un rouge élégant. Je profitai de ce moment pour observer ses mains. On aurait dit celles d’une jeune fille. Le fruit de crèmes coûteuses et d’un travail manuel nul. Je fermai les yeux et respirai son parfum. Persistant et classique. Clara n’aurait pas été aussi banale. Tandis qu’Ivana Stella continuait à lire à voix haute, je me levai pour me resservir à boire et mon regard se promena sur ses cheveux et le long de son dos. L’élastique de son collant sortait de sa jupe.

— Elle est parfaite, pontifia la consolatrice des assassins. J’imagine combien ça a dû être difficile pour vous de l’écrire.

Je haussai les épaules.

— Il fallait bien le faire.

Je me dirigeai vers la porte en me demandant si elle me donnerait un autre baiser. Elle ne fit que prendre ma main dans les siennes.

— Je suis vraiment heureuse de vous avoir rencontré.

Je donnai rendez-vous à Mme Beggiato à l’entrée d’un bureau de tabac près de la gare. À côté, se trouvait une boîte aux lettres. Quand j’arrivai, elle était déjà là à m’attendre. Elle avait un aspect plus négligé que d’habitude ; ses cheveux étaient décoiffés et sales. J’avais dans la main les trois enveloppes destinées aux journaux locaux. Elles n’étaient pas encore fermées.

— Lisez, lui dis-je à voix basse.

Elle prit une lettre et la lut à deux reprises pour être certaine que j’avais respecté nos accords. Puis elle me la rendit.

— Je te donne le nom et toi, tu postes ces lettres, hein ?

— Je tiendrai parole.

Malgré tout, elle demeurait hésitante. Elle était en train de trahir son fils. Je ne dis rien. Je savais qu’à la fin son amour maternel prendrait le dessus.

— Siviero. Oreste Siviero. Son adresse est dans l’annuaire.

Un nom comme tant d’autres, mais de l’entendre me fit l’effet d’une décharge électrique. Les lettres firent un bruit sec en tombant dans la boîte. Je me mis à trembler et mon cri me remplit la poitrine.

La mère de Beggiato prit peur. Elle commença à reculer en me regardant fixement dans les yeux. Puis elle se retourna et s’enfuit. Je parvins à refouler mon cri dans les méandres obscurs de mon esprit. Je m’éloignai moi aussi en remâchant ce nom, tant de fois qu’à la fin il se transforma en une espèce de sifflement. Je conduisis jusqu’au commissariat, tourmenté par des milliers de questions. Une en particulier m’assaillait : comment avait-il vécu durant ces quinze ans ? Mieux que moi, ça c’est sûr. Tranquille et béat à profiter de l’argent du braquage. Je l’imaginais gros, avec des moustaches et une dent en or qui jaillissait entre ses lèvres quand il parlait. Mais peut-être qu’il avait tout claqué et que maintenant il était pauvre et plein de regrets. Ces gens-là ne savent pas économiser ni se construire un avenir. Quand ils n’ont plus de fric, ils vont en chercher à nouveau avec des flingues et des passe-montagnes. Un jeu d’enfant. Et puis si la police arrive, tu prends deux personnes en otage et s’il le faut, tu les élimines.

— Clara, je vais le baiser. Il sera en train de profiter de sa journée quand le commissaire Valiani se pointera. C’est vous, Oreste Siviero ? Oui, pourquoi ? Veuillez nous suivre au commissariat. Je peux savoir pourquoi ? Clara et Enrico Contin. Le moment est venu de payer.

Je me garai près du bar fréquenté par les policiers du commissariat. Tandis que je manœuvrai, j’aperçus Valiani qui sortait avec quelques-uns de ses collègues. Le commissaire devait avoir dit quelque chose de marrant parce que les autres avaient éclaté de rire. Peut-être que moi aussi je les avais fait rire quand j’étais allé demander des infos au sujet de l’enquête. Peut-être qu’ils m’avaient même donné un surnom. Pour eux, arrêter des criminels, c’est un métier. Une affaire après l’autre. Résolue. Non résolue. En définitive, ils font ce qu’ils peuvent, sans se permettre le luxe de souffrir pour les autres. Par contre, quand un des leurs meurt, là c’est différent. C’est ce que j’avais pu remarquer en assistant aux obsèques d’un lieutenant tué du côté de Grosseto, lors d’une irruption dans un appartement où une affaire de drogue était en cours. Un trafiquant sud-américain lui avait tiré dessus, en pleine figure, et avait réussi à prendre la fuite. À la fin des funérailles, j’avais entendu ses collègues jurer qu’ils le vengeraient. Leurs paroles étaient dures et brûlantes comme des balles. Je n’ai jamais su comment l’affaire s’était terminée, mais ça ne m’étonnerait pas que le dealer ait été descendu lors d’une fusillade ou pendant qu’il tentait de forcer un barrage.

Valiani allait me demander comment j’avais eu son nom. Jamais je ne parlerais de la mère de Beggiato. Ça pouvait arriver aux oreilles de Raffaello Beggiato, et il la haïrait. Et cette femme ne méritait pas ça. Je répondrai donc au commissaire : « Enquête personnelle. » Au fond, c’était la vérité ; à force de chercher, son nom était apparu. Si j’avais laissé tomber quand Valiani me l’avait conseillé, je ne l’aurais jamais découvert.

Avec Mme Beggiato, je n’avais pas été d’une honnêteté absolue. Je ne lui avais pas dit que l’arrestation de l’autre braqueur ralentirait sans doute la sortie de son fils. Il n’y avait aucune preuve contre Siviero et la police devrait les chercher et, en attendant, ils ne courraient pas le risque de relâcher Beggiato. Sans compter qu’en Italie, la justice n’est jamais très rapide. Et après l’arrestation, interrogatoires, confrontations, paperasses de juges et d’avocats.

Qui sait comment allait réagir Raffaello Beggiato, le meurtrier ? Peut-être qu’il défendrait son collègue, en essayant de le disculper. Mais ce serait totalement inutile ; l’enquête le mettrait en face de ses responsabilités.

Je pensais à tout ça et je n’arrivais pas à me décider à descendre de voiture. Valiani était déjà rentré depuis quelques minutes et moi, j’étais encore là à réfléchir, à me souvenir, à essayer de mettre de l’ordre autour de ce nom, en serrant fortement le volant. Les articulations de mes mains étaient blanches sous l’effet de la pression. Je restai comme ça pas mal de temps, puis je compris que ce jour-là, je ne pourrais pas entrer au commissariat ; le moment de parler à Valiani n’était pas encore venu.

Siviero Oreste, 26, rue San Domenico. Et au-dessous : Siviero Oreste, blanchisserie Daniela, 115, rue Cimabue.

Un quartier populaire, en partie reconstruit dans les années 60, plein de ces gros immeubles qu’on voit dans toutes les villes. À cette heure-là de la matinée, c’était bondé de gens qui entraient et sortaient des boutiques. Il y avait aussi beaucoup d’étudiants qui se partageaient le loyer. La proximité des facultés de sciences avait convaincu de nombreux propriétaires que les étudiants étaient une très bonne affaire.

La blanchisserie se situait entre une pharmacie et l’atelier d’un électricien. Les deux vitrines tapissées de panneaux colorés écrits au feutre proposaient les offres les plus diverses. L’écriture était sans nul doute féminine. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur. À son comptoir, une femme était en train de servir un client. Derrière elle, je remarquai un rideau. Peut-être que Siviero se trouvait dans l’arrière-boutique. Je continuai mon chemin, m’arrêtant de temps en temps pour regarder les magasins. Pas très loin, il y avait un coiffeur africain où l’on ne faisait pas que de la coiffure, mais où s’organisait aussi une distribution de nourriture pour immigrés extracommunautaires. Je fis demi-tour. La femme de la blanchisserie emballait un pantalon. Ce devait être Daniela, celle qui donnait son nom au commerce. Elle était grande et maigre, avait un visage anguleux et des cheveux lisses, d’un blond peu naturel, longs jusqu’aux épaules. Fade et vêtue de façon peu voyante, on n’aurait pas dit la femme d’un braqueur, mais une femme comme tant d’autres. En tout cas, lui, au moins, il avait une femme à ses côtés. Je me demandai s’il l’avait mise au courant de tout. Depuis que je la guettais, elle n’avait pas cessé un instant de blablater avec les clients ; son visage souriant ne semblait pas cacher de secrets inavouables. Siviero devait s’être bien gardé de lui raconter quoi que ce soit. Parfois l’amour prend fin et se transforme en haine, alors tout peut arriver. Même que des mots surgissent, qui peuvent coûter la perpétuité. Jamais je n’aurais pensé qu’il puisse ouvrir une blanchisserie. Un soir, à la télé, j’avais vu un documentaire sur les mercenaires belges. Une fois de retour chez eux, beaucoup s’étaient mis à nettoyer les affaires des autres. Un psy avait expliqué que c’était le besoin de se laver du sang versé qui les poussait à vivre au milieu des machines à laver. Pour moi, tout ça c’était des conneries et je pensai la même chose à propos de Siviero.

J’allai voir la maison où habitait le braqueur dans un quartier peu éloigné, de l’autre côté de la voie ferrée. San Domenico était une rue courte et étroite qui rejoignait la rue Santa Rita da Cascia et la rue San Bernardino. Une zone de petites maisons récentes, toutes pareilles : deux étages, une mansarde et un jardin. Je me garai en face du numéro 26. La maison était fermée. Le gazon était bien entretenu ; au fond se trouvait un kiosque de jardin de style tyrolien ainsi qu’un barbecue en briques. Il devait servir pour les dîners d’été. Beefsteaks, cuisses de poulet au piment, saucisses, vin frais, deux morts sur la conscience et un complice en taule. Siviero devait croire qu’il était un gros malin, mais la belle vie, c’était fini. Bientôt une paire de menottes et la tambouille de la prison. Cette maison était le premier élément qui contrastait avec l’image de modeste commerçant que suggérait la blanchisserie. Elle devait valoir entre deux cent cinquante mille et trois cent mille euros. Tout à coup, je me rendis compte que je voulais tout connaître de ce type. Et que ce serait pas demain la veille que j’irais au commissariat. Je me sentais différent, plus lucide et moins opprimé par la douleur. Même euphorique quelquefois.

J’arrivai dans mon magasin avec presque quatre heures de retard. L’opticien qui gérait la boutique voisine me demanda ce qui se passait. Ça n’était jamais arrivé durant toutes ces années. Il y avait même des clients qui s’étaient étonnés.

— La paperasse, je répondis.

Mon collègue en profita pour se plaindre des impôts et insulter à voix haute le ministre des Finances.

Je me mis au travail, mais je n’en avais aucune envie. Je voulais retourner du côté de Siviero. Le voir, le suivre, épier sa vie. Lorsqu’un client me demanda quand il pourrait retirer ses souliers ressemelées, je lui répondis de repasser la semaine suivante. Je connaissais un retraité qui avait travaillé dans une fabrique de chaussures et qui tournait souvent dans le centre commercial à la recherche de petits boulots. Plusieurs fois, il s’était proposé de me remplacer, mais j’avais toujours décliné son offre car je n’aurais pas su où aller et que faire de ce temps libre.

Je le trouvai au bar de l’étage supérieur. Il buvait un verre de Prosecco, tout en bavardant avec la fille du buraliste, une gamine plutôt laide avec un cul énorme, qui avait quitté l’école pour vendre des cigarettes, des bonbons et des briquets. « Je suis pas faite pour les études, m’avait-elle dit une fois. Et puis, je gagne bien et j’ai un boulot sûr. Pourquoi j’irais à l’école ? »

Le retraité s’appelait Gastone Vallaresso. Un petit homme de soixante-cinq ans, vif et avec de la répartie.

— Je peux commencer tout de suite, me proposa-t-il avec enthousiasme.

Je ne discutai pas de la rétribution et bus à contrecœur le verre de vin blanc qu’il avait voulu m’offrir à tout prix. Je n’avais qu’une idée en tête : me tirer. Je lui expliquai le peu de choses qu’il ne savait pas et lui recommandai de toujours bien sortir le ticket de caisse.

— Vous pensez avoir besoin de mes services pendant combien de temps ? me demanda-t-il.

— Je n’en ai aucune idée. Quelques jours, une semaine.

Je mangeai un panino dans la voiture en gardant un œil sur la blanchisserie. Chaque fois que la porte s’ouvrait, j’avais un sursaut que je n’arrivais pas à contrôler. J’avais du mal à respirer et j’avais le cœur qui battait fort. L’angoisse me saisissait. Parfois, j’avais un brouillard devant les yeux. L’obscurité de la mort dépasse les limites de l’esprit.

— Clara, mon amour, laisse-moi tranquille, je la suppliais, mais je sentais monter par vagues le désir d’entrer dans la blanchisserie et de libérer mon cri.

— C’est tout noir, Silvano. Je vois plus rien, j’ai peur, j’ai peur, aide-moi, c’est tout noir, susurrai-je doucement comme je le faisais parfois avant de m’endormir, quand j’éteignais ma lampe de chevet et que l’obscurité s’emparait de la chambre.

Le peu de gens qui entrèrent dans la boutique cet après-midi-là étaient tous des clients. Pour voir Oreste Siviero en personne, je dus attendre l’heure de la fermeture. Ce fut la femme la première qui sortit. Elle se dirigea vers une Smart jaune garée presque en face du magasin. Puis un homme. Il me tourna aussitôt le dos pour fermer à clef la blanchisserie et baisser les rideaux de fer. Il me montra son profil tandis qu’il montait dans un tout-terrain qui devait coûter pas moins de vingt-cinq mille euros. Il démarra et partit tranquillement. Moi, je restai planté là où j’étais, à chialer, la tête contre le volant.

— Je l’ai trouvé, Clara. Je l’ai trouvé.

Lorsque j’arrivai rue San Domenico, les deux voitures étaient déjà au garage. Dans la maison, les lumières étaient allumées ; une vie normale faite de paroles, de bruits d’assiettes, de robinets avec un fond de télé s’y déroulait. Une vie normale faite aussi de personnes en vie qui se regardaient, se touchaient. C’était pas juste qu’Oreste Siviero vive ma réalité, celle qui me revenait de droit. Il s’était construit la sienne en détruisant la mienne. Ce fils de pute, ce connard, cet enculé dans sa belle petite maison avec une belle petite pelouse et un beau barbecue était le seul qui y avait gagné quelque chose, dans l’histoire. Beggiato, sa mère et moi, on était les perdants. Et moi plus que les autres.

La nuit fut longue. Je ne parvenais pas à me calmer. Dans ma tête se formaient en permanence de nouveaux scénarios. Des épilogues triomphaux en justice m’empêchèrent de dormir mais le matin suivant je me sentis pas du tout fatigué. Je me sentais à nouveau d’attaque.

À sept heures, je stationnai en face de chez Siviero. Une heure plus tard, le portail électrique s’ouvrit. La Smart passa d’abord, puis le tout-terrain. Ils prirent des directions différentes. Évidemment je le suivis, lui. Il s’arrêta devant un bar. Par la vitrine, je le vis saluer deux autres types. Ce salaud était de bonne humeur. Je descendis de la voiture et entrai dans le bar sans savoir exactement quoi faire. Siviero était au comptoir, il remuait son café.

— Un café, commandai-je à voix haute.

Puis je me tournai lentement pour le regarder. Il fit de même, avec un coup d’œil distrait qui me rassura ; il ne m’avait pas reconnu. Il porta la tasse à sa bouche. J’en profitai pour bien le scruter. Il devait avoir mon âge, un peu moins de cinquante ans. Il avait la même corpulence que Beggiato mais son corps était sain et tonique. Sa conscience ne le harcelait pas assez pour l’empêcher de soigner son physique et sa santé. Son visage était plein, son nez petit et charnu, ses yeux foncés et décidés, ses cheveux courts mais avec de longues pattes taillées au rasoir. Il portait avec désinvolture des fringues de marque. Je remarquai à son poignet une Rolex, mais à la différence des types du milieu, comme on les voit à la télé, il n’arborait ni bagues ni chaînes. Il n’avait qu’une fine alliance à l’annulaire gauche. C’était un homme normal. Un parmi tant d’autres. Un avec une femme comme tant d’autres. Un avec une vie comme tant d’autres.

— Salut, Tosi, à plus tard, salua-t-il d’une voix basse et profonde.

— Oreste, oublie pas de payer ta mise au loto, dit la caissière.

Il fit un signe de la main et sortit.

Je regardai mon café, puis le barman :

— Un brandy Vecchia Romagna, s’il vous plaît.

J’agissais d’instinct. Raisonner était trop pénible. J’avais trouvé le complice de Beggiato après quinze ans et je ne savais pas faire autre chose que de partir à la dérive. Je rentrai chez moi, pris dans l’armoire deux pantalons et une veste propres et repassés et je les jetai par terre pour les salir et les froisser. Je les enfilai ensuite dans un sac plastique et me présentai à la blanchisserie de Siviero.

La femme derrière le comptoir était en train de servir des clients et elle me salua d’un sourire rapide et impersonnel. Un sourire que je connaissais bien, je l’utilisais moi-même dans ma boutique. Siviero n’était pas visible, il devait se trouver derrière, occupé à faire marcher les lave-linge. Je tentai en vain de jeter un coup d’œil derrière le rideau. Je trompai le temps de l’attente en observant mieux la femme. L’échancrure de sa chemisette s’ouvrait sur une petite poitrine. Ses mains étaient soignées mais la peau n’était pas blanche et douce comme celle d’Ivana Stella. Les différences de patrimoine se remarquent à de petits détails. Son visage dénotait des origines paysannes typiques de notre région. Elle avait une petite cicatrice sur le front.

Quand vint mon tour, elle m’accorda un autre sourire. Je sortis mes affaires du sac et les déposai sur le comptoir. Elle les contrôla et se pencha pour faire le reçu. J’en profitai pour allonger le cou et respirer son parfum. Il sentait les épices et le chocolat. Un peu vulgaire et moderne.

— Votre nom ? me demanda-t-elle.

Encore une fois, c’est l’instinct qui me guida :

— Contin. Silvano Contin, dis-je à haute voix.

Elle n’eut aucune réaction, ce qui était la preuve que son homme lui avait tout caché. Du coin de l’œil, je vis le rideau bouger légèrement. Je déplaçai mon regard d’un coup et dans l’interstice qu’il maintenait ouvert, je croisai celui de Siviero. Le rideau se referma subitement.

— Vous pourrez venir les retirer après-demain dans l’après-midi, dit-elle.

Je payai, mis ma monnaie et le reçu dans mon portefeuille et regagnai ma voiture garée tout près.

Siviero sortit quelques minutes plus tard, regarda autour de lui et rentra dans la blanchisserie. Après tant d’années, quelque chose avait troublé sa tranquillité et il sentait le besoin de comprendre si c’était seulement par hasard que le type dont il avait tué la femme et l’enfant était entré dans son magasin. Il m’avait vu quelques heures auparavant au bar mais apparemment il ne m’avait pas reconnu. Une seule chose était sûre : dorénavant, il chercherait à me reconnaître.

Au bout d’une vingtaine de minutes, je le vis s’éloigner à pied et se faufiler dans une cabine téléphonique. Il parla brièvement mais avec une excitation évidente. Il avait une façon bien particulière de gesticuler, agitant sa main rigide comme s’il s’éventait le visage.

Siviero laissa les tâches de la fermeture du soir à sa femme. Je le suivis avec facilité à travers la ville. Il se gara près du terminus d’un bus et dut courir pour ne pas le louper. Il descendit au troisième arrêt et revint vers sa voiture, le regard renfrogné et les mains dans les poches de son pantalon. Je décidai de continuer à rester derrière le bus qui avançait lentement au milieu du trafic. Près du centre, je vis descendre Mme Beggiato. Voilà à qui il avait téléphoné. Je freinai d’un coup et courus après elle. Je la rejoignis en un instant et l’attrapai par un bras.

— Pourquoi vous vous êtes rencontrés ? Qu’est-ce que vous vous êtes dit ? demandai-je.

Elle porta une main à son cœur.

— Mon Dieu, Vous m’avez fait une de ces peurs !

J’attendis qu’elle se calme mais continuai à lui serrer le bras avec force. J’essayai de la rassurer du regard mais la pauvre était en train de vivre elle aussi des émotions trop fortes.

— Raffaello m’a demandé de me mettre en contact avec Siviero pour avoir un passeport et sa part du butin prêts pour quand il sortira. C’est comme ça que j’ai su son nom. Il m’a appelé aujourd’hui pour me dire que tout était prêt.

— Pourquoi vous me dites tout ça ? Vous n’avez pas envie que votre fils se tire ?

— Non ! Je veux qu’il reste avec moi. Ça fait quinze ans que je l’attends.

— Vous jouez un jeu dangereux. Tenez-vous à l’écart de Siviero. La police va pas tarder à se pointer.

— C’est toi qui joues avec le feu. Qu’est-ce qui t’a pris d’aller à la blanchisserie ?

Il ne m’avait rien pris du tout. Je l’avais fait, c’est tout. À cet instant-là, je pensai que c’était peut-être Clara qui guidait mes gestes. Et je me persuadai aussitôt qu’il n’y avait pas d’autres explications. Clara savait ce que je devais faire. Une partie de mon esprit avait l’intuition que la seule chose sensée en la circonstance serait de frapper à la porte d’un hôpital psychiatrique et de dire : « Ça va pas très fort. » Mais l’autre partie était enveloppée dans l’immense obscurité de la mort et n’arrivait pas à voir quoi que ce soit. Sauf le noir. Tout était noir.

Je laissai partir la mère de Beggiato, qui s’éloigna en m’insultant à mi-voix.

Entre-temps, un agent de police à moto s’était arrêté à côté de ma voiture et remplissait une contravention.

— Vous avez vu où vous vous êtes garé ? me dit-il.

La moitié de la voiture était sur les passages piétons.

— Non, mais vous avez raison, je la mérite.

Il me scruta pour savoir si j’étais en train de me foutre de lui, mais l’expression de mon visage disait bien autre chose. L’agent déchira la feuille de son carnet et me la remit.

— La prochaine fois, faites attention, me réprimanda-t-il.

De retour à la maison, je pris une douche. Puis, en pyjama, j’allai dans la cuisine chercher quelque chose à manger. Dans le frigo, je trouvai des saucisses de Strasbourg. Je les mis à chauffer dans de l’eau. Je les accompagnai avec des crackers et du vin rouge. Elles avaient un goût bizarre. Je vérifiai la date de péremption sur le sachet. Rien d’anormal. Puis, en lisant mieux l’étiquette, je m’aperçus qu’elles étaient à la volaille. Des saucisses à la volaille ? Je n’en avais jamais mangé. Je croyais que ça ne pouvait être qu’au cochon. Je ne réussis pas à oublier les saucisses de toute la soirée. Je m’endormis en me demandant si en Allemagne aussi on mangeait de ces saloperies à la volaille.

Je rêvai d’Enrico. Je le tenais dans mes bras. Sa tête était celle d’un enfant de huit ans alors que son corps était celui d’un nouveau-né. Il ne voulait pas que je le berce. Nous étions restés immobiles jusqu’à ce qu’il ferme les yeux et s’endorme.

Le matin suivant, j’attendis Siviero au bar en lisant les canards locaux. Tous annonçaient en première page la publication de ma lettre. Les commentaires étaient très variés. Presotto, dans son article, affirmait comprendre la haute valeur humaine de mes propos mais il en appelait une nouvelle fois à la magistrature et au ministre pour que la rigueur de la peine infligée à Beggiato reste inchangée et conforme à la décision du tribunal. Le journal de centre-gauche avait confié le commentaire à un expert qui se demandait pourquoi on déléguait aux familles des victimes un rôle décisionnel qui rappelait plus une structure sociale tribale que celle d’un État de droit. Le supplément local du quotidien national se limitait à un résumé de l’affaire et à la publication de grandes photos des protagonistes. Vivants et morts. Et au milieu, ma lettre en italique.

Monsieur le Directeur,

Je serais heureux que vous publiiez dans votre journal cette lettre où j’exprime, une fois pour toutes, ma position sur la demande de grâce et l’instance ultérieure de suspension de peine pour raisons médicales sollicitées par le détenu Raffaelb Beggiato. Ce dernier, avec un complice encore non identifié, et au cours d’un braquage, a pris en otage et tué ma femme et mon fils de seulement huit ans. Pour ces crimes atroces, il a été condamné au maximum de la peine prévue par notre justice. À quinze ans des faits, Raffaello Beggiato, gravement affecté par un cancer, m’a demandé de lui pardonner. Après l’avoir rencontré en prison, j’ai décidé de lui refuser ce pardon pour des raisons strictement personnelles que je n’entends pas rendre publiques. Concernant la demande de suspension de peine, après une réflexion difficile et tourmentée, j’ai en revanche jugé opportun de faire connaître publiquement, par la présente, mon avis favorable. Indépendamment de la décision de justice, je pense qu’il est juste de faire connaître mon point de vue. Raffaello Beggiato est gravement malade, sans aucun espoir de guérison, et sa mort ne me réconfortera pas. La douleur de la perte de ma Clara et de mon petit Enrico restera la même. Mais cela n’empêche pas ma conscience d’opter en faveur d’un acte d’humanité. Laisser mourir Beggiato en prison serait d’une cruauté inutile et j’espère que cela n’arrivera pas car ce serait plus de la vengeance que de la justice. En outre, la suspension de peine n’efface pas le crime et Beggiato restera de toute façon condamné à la prison à vie. J’espère que Beggiato, au cas où sa demande serait acceptée, profitera de sa mise en liberté, non seulement pour se soigner, mais aussi pour réfléchir avec sérénité, en attendant le jugement du Seigneur, aux terribles meurtres qu’il a commis.

De mon côté, je demande seulement qu’on me laisse à ma douleur que je n’entends plus partager avec personne et encore moins transformer en nouvelles ou en spectacle. Nous, les familles de victimes innocentes, nous méritons silence et respect.

Silvano Contin

Ivana Stella avait raison, la lettre était parfaite. Je ne faisais pas mauvaise figure et elle me permettrait d’éviter les journalistes à l’avenir. Et, surtout, elle m’avait servi à retrouver Siviero. De la vitrine du bar, je le vis arriver en voiture quelques minutes plus tard.

Lorsqu’il appuya ses coudes sur le comptoir en attendant son café, je me matérialisai à côté de lui.

— Un café, merci.

Le son de ma voix le fit se retourner et nos regards se croisèrent pour la deuxième fois. Il pâlit, eut un instant d’égarement, se demandant s’il devait fuir ou faire mine de rien. Désormais, il devait avoir compris que je n’étais pas là par hasard.

— Vous vous souvenez de moi ? lui demandai-je. Hier, j’ai apporté des vêtements dans votre magasin.

Il ne répondit pas mais réussit à articuler un son qui pouvait ressembler à un oui. Il but son café sans y mettre de sucre et se dirigea rapidement vers la caisse. Sur le pas de la porte, il se retourna pour me regarder. Je le saluai d’un signe de la main.

J’étais déçu. Siviero était un homme tellement normal qu’il en était mort de trouille. Armé et protégé d’un passe-montagne, il pouvait se permettre de voler et de tuer mais autrement il était comme tout le monde. C’était évident que j’avais un pouvoir énorme sur lui. Le fait de me voir devait évoquer pour lui des idées terrifiantes comme police, prison, réclusion à perpétuité… Je pensai qu’il ferait tout son possible pour éviter le drame. Oui, j’en étais sûr et certain. Et moi j’avais la possibilité, d’abord de l’envoyer en taule pour le restant de ses jours, et puis de lui faire comprendre ce que c’était que la douleur, l’angoisse, l’égarement. Le reste, il le comprendrait plus tard.

L'immense obscurité de la mort
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